Un air de jazz

Sur un air de jazz



En costume sur mesure, taillé trois pièces,

Coupe cintrée à la taille, couleur gris neutre.

Les yeux masqués à l'ombre de mon large feutre,

Je m'adosse contre un mur, passant une pièce

Entre mes doigts maigres et fins. A la lueur pâle

Et blême d'un réverbère, j'attends la femme.

Ma complice, ma belle. Une galante dame.

Talons aiguilles et robe de soie, un long châle

Sur les épaules pour se protéger du froid.

Le son de ses pas résonne au loin sur le quai.

Compte à rebours et sous la brume elle m'apparait,

Son visage d'ange soudain rempli d'effroi.

Ses longues jambes d'habitude si gracieuses

Semblent à peine la tenir, pourtant si légère

Et si noble malgré les ombres passagères

Qui l'ont depuis toujours traversée, silencieuse.

Elle se jette dans mes bras, les yeux en larmes,

Et me souffle des mots tout bas. Des mots d'amour.

Je sens sur mon coeur de sa main, doigts de velour,

Le feu de l'acier, sous son regard froid, d'une arme...



Ellipse, réveil en sursaut ! Mon coeur palpite.

Souvenirs d'autrefois ! Rêve d'une autre vie ?

Qu'attendais-je cette nuit là sur le parvis

De l'hôtel de ville ? Ma tendre et chère Édith.

Tu as brisé mon coeur. Un de ces coeurs de pierre

Fait d'une tendre roche. L'as-tu voulu vraiment ?

Je te l'avais offert ! En son sein un diamant.

La promesse d'un amour sans autre frontière

Que celle de nos vieux jours. Peut-être n'était-ce

Pas assez ? Ou alors, peut-être beaucoup trop ?

Le long du chemin dans les rames du métro,

J'avais si peur. Moi, bandit de la pire espèce,

Que quoi que ce soit puisse un jour nous séparer.

Aujourd'hui, seul et nébuleux, dans ton attente,

Je reste sur notre pont, sous la pluie battante,

Vers l'horizon dont un voile s'est emparé,

Je noie mon chagrin dans quelque sombre mélange.

Mon coeur saigne, mais de toi mon âme se grise.

J'imagine déjà ta soudaine surprise

Lorsque je poserai la main sur toi, mon ange...



Un peu de monnaie dans la poche révolver

De mon vieil imperméable usé et froissé,

Comme le coeur d'une âme toujours angoissée.

Je trouve quelques pièces et quelques billets verts,

Loin de la fortune que l'on s'était promise.

Mais pour toi je suis prêt à parcourir le monde,

A prendre même sous l'allure vagabonde

Les traits du temps passé, ton si vieil ennemi !

Tu as su te montrer avec moi si sournoise

En me murmurant que nous resterions ensemble !

Que parfois, furtive au coin d'une rue, il semble

M'apparaître tes courbes en ombre chinoise.

Fantôme de mes nuits, fantôme de mon âme.

A la recherche de tes jolies boucles blondes,

J'arpente toutes les rues, lieux où se confondent

Mes rêves et mes pensées sur le macadam.

Enseignes lumineuses et bouges insalubres,

Lumières de ville face aux lueurs de lune,

Je vois mon visage aux journaux à la une

Victime d'une histoire sordide et lugubre.



Cinq heures du matin, sur le quai de la gare.

Dissimulé sous une brume matinale,

Je prends la direction de ton pays natal.

A cette heure les voyageurs se font plus rares.

Le train arrive. Je monte à bord discrètement.

Quelques minutes d'arrêt avant son départ.

Pas le temps de m'acheter un billet, je pars

Avant que se fasse entendre son sifflement.

Une épaisse fumée s'échappe de la voie.

Le train redémarre et avance lentement,

Lorsque deux hommes en noir sortent brusquement

Sur le quai de la gare où trop tard, ils me voient !

Main au revers de leurs longs et sombres manteaux,

Voulant me faire passer de vie à trépas,

Ils font marche arrière et retournent sur leur pas.

Ces âmes grises ne m'auront pas de sitôt !

Pas avant que je puisse te mettre à l'amende

Mon amour. Attends-toi au retour du bâton.

Je ne finirais pas coulé sous le béton

Sans emporter avec moi tes yeux vert amande.

Le paysage défile à travers la vitre,

La ville s'éloigne et ses lumières s'éteignent.

Dans les lueurs de l'aube, maintenant elles se baignent.

Je vais là où je ne ferais plus les gros titres.

Au rythme langoureux de ce tas de ferraille,

J'improvise comme un air de jazz mes pensées.

Mon amour, comment vais-je pouvoir t'annoncer

Que mon dernier baiser est pour nos funérailles ?



Ballotté sur des rails, bercé par les essieux,

Je regarde à l'horizon les cieux s'éclaircir.

Entre nous je sens les distances se rétrécir

Comme au galop d'un cheval de fer audacieux.

Dans la pénombre d'un compartiment fumeur,

La fenêtre ouverte, la cigarette allumée,

Je vois notre amour comme s'enfuit ma fumée.

S'échappant du passé, perdu dans les clameurs

D'un infernal rouage de fer et d'acier,

Je me rappelle de notre premier regard

Au travers de l'atmosphère enfumée d'un bar.

Croyant être de ma solitude gracié,

Je t'ai ouvert les portes de mon coeur meurtri.

Ta si douce voix de sirène enchanteresse

M'a fait chanter à ton oreille de maîtresse

Les sombres aveux d'un bon diable repenti.

Mes mains rêvant encore à ta peau si soyeuse

Semblent se refuser à toucher d'autres courbes .

Comment pouvais-je deviner qu'un esprit fourbe

Puisse se cacher sous une femme aussi joyeuse !

Ces souvenirs s'effacent au vent à la vitesse

Du train sur la voie qui de plus en plus s'avance

Vers ma destination, ton village d'enfance,

Loin de ce bar dont tu étais ma belle hôtesse...



Plus que quelques minutes avant le terminus.

Le train ralentit et siffle son arrivée.

Zone industrielle et vieux murs délavés.

Ville ouvrière où sonne toujours l'angélus.

Je sors de mon wagon. Pas un chat sur le quai.

Quelques feuilles de journaux s'envolent au vent.

Les étrangers ici ne viennent pas souvent.

Pas d'autre signe de vie qu'un sombre troquet

En face de la gare. « Bistrot, gîte et couvert »

Est écrit à la craie sur une vieille ardoise.

Au dessus de la porte :« Là ou nos vies se croisent »

Est écrit sur une autre pancarte à l'envers.

De la lumière bleutée d'un jour nébuleux,

J'entre dans l'ocre obscurité de cette auberge.

Lampes et néons comme lueurs de cierges

Illuminent quelques visages malheureux.

Ouvriers sans usine et hommes sans affaire,

Marins sans navire et paysans sans moisson,

Ils noient et enterrent leur chagrin en boisson,

Pris entre ces briques, dans cette sombre atmosphère.

En fond sonore un blues berce ces endormis.

J'avance au comptoir quand au dessus d'une glace,

Une horloge me rappelle que le temps passe

Tant ici tout me paraît lui être insoumis.

Une vieille femme au regard rouge et vitreux

Derrière le bar, cigarette en coin de bouche,

Me regarde avancer vers elle d'un air louche,

En avalant son verre de spiritueux.

Elle se tourne vers moi. Son geste nonchalant

M'indique toute la lourdeur que mon esprit

Lui inspire : Noble étranger plein de mépris

A l'égard des autres gens, homme peu galant,

Alors que je ne suis qu'un sombre coeur épris,

L'âme échouée dans des vagues sempiternelles,

Jusqu'à cette île où se cache ma raison d'elle

Peuplée de monstres, où je demeure incompris...



Spectre amoureux d'une ombre, vieil amant éconduit

Errant au beau milieu d'une voie sans issue,

Je remonte le col de mon vieux pardessus,

Sortant de ce bar perdu comme toi aujourd'hui.

Les gens d'ici ne parlent guère aux inconnus !

Je descends alors la rue vers ton beau village

Où tu me contais nostalgique ton jeune âge

Lorsque lascivement, pour moi, tu posais nue.

Dans tes yeux brillait alors une lueur vive,

Illuminant mon visage à ta beauté vraie,

Et je ne pouvais te regarder de trop près

Car mon âme au fond se risquait d'y brûler vive !

J'aperçois au loin le grand clocher de l'église

Noyé dans le rouge écarlate du couchant.

Autour de moi, des corbeaux s'envolent des champs.

La nuit sur le jour prend peu à peu son emprise,

Berçant ce monde oublié dans le creux d'un songe.

Même au vent, les feuilles tombent au ralenti.

Alors que j'entends l'angélus qui retentit,

Je sens plus lourd sur mon coeur le mal qui me ronge.

Ta présence en ces lieux ne fait plus aucun doute.

La nuit sera longue, mais nos rêves seront courts.

Là où tu iras j'irais, même si tu cours.

J'arrive bientôt à la fin de cette route.

Je t'ai vu en rêve si belle en purpurine !

Te voir en cette fraîche nuit ainsi glacée,

Un souvenir en moi que j'ai voulu chasser

Me rappelle à notre amour, toi ma concubine.

L'aube est encore jeune et l'air est encore frais,

Car cette nuit j'ai dormis à la belle étoile.

La douce rosée m'a réveillé sous son voile.

Je m'étais endormi au long chant d'une effraie.

Les nuages s'empourprent de lueurs carmin

Maintenant. Sous mes vêtements froids et humides,

Le visage et les yeux tirés, le ventre vide,

J'arrive à ton village pour reprendre en tes mains

Le coeur que tu m'a pris, toi qui n'en avais pas.

Lieu étrange aux rues étroites, ombres et lumières

S'amusent entre ces basses maisons de pierre.

Mon amour, mon ange, ma belle, je suis sur tes pas

Lorsqu'au coeur une angoisse me prend, me submerge.

Vision trouble et sentiment lâche qui s'enfuit.

Peu importe, aujourd'hui je vais cueillir les fruits

De mon voyage, et sur nous deux brûler un cierge.

Je vois à l'écart, à l'ombre d'un grand cyprès,

Ta belle maison comme tu me l'as décrite.

Au dessus de la porte une phrase est inscrite :

« Nos âmes en demeure » De toi je suis si près !

Alors je m'approche lentement de ton porche.

J'avance en ton jardin, marchant parmi les ifs,

Mon ombre envahit peu à peu le bois massif

De ta porte. Puis comme le cri d'un coeur qu'on écorche,

Je la vois s'ouvrir sous l'infernal grincement

De ses gonds. Dans l'ombre, une femme est assise.

C'est toi ! J'en suis sûr, celle qui m'était promise.

Voit sur mon coeur ton empreinte, ce long saignement.

Tu me vois mais ton regard est toujours en larmes !

Tu te lèves et tu m'embrasses encore une fois,

Puis tu t'éloignes. Du sang sur ta robe de soie

Et dans ton ventre froid, l'acier trempé d'une lame.

Je t'entends murmurer sous l'ombre de la mort

Avant de partir en chancelant sur tes pas,

Que toi tu es morte assassinée dans mes bras

Et que j'ai d'un pont, ivre, plongé sous le remords.